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Archives Associated Press
(Billet originellement publié dans Le Devoir le 5 août 2023)
Entre les mots qui s’échappent de nos lèvres et la manière dont ils sont portés par notre voix, un vaste univers d’interprétation s’ouvre quant aux intentions, aux émotions, et notamment à la personnalité de l’interlocuteur.
En dépit de son apparente frivolité, la voix constitue un puissant outil de jugement social. Des études ont révélé que le timbre de la voix influe sur la perception que l’on peut avoir des aptitudes de leadership d’une personne, un phénomène mettant ainsi crûment en évidence les obstacles auxquels les femmes sont confrontées pour se faire entendre, mais également pour pouvoir accéder à des postes de haute direction.
Vous vous souvenez de l’histoire d’Elizabeth Holmes, la fondatrice disgraciée de la société biotechnologique Theranos, qui avait promis de révolutionner les soins de santé au moyen d’un outil novateur permettant de réaliser des tests sanguins à partir d’une seule goutte de sang ? Elle avait réussi à lever plus de 700 millions de dollars américains auprès des poids lourds de la politique et du monde des affaires comme l’ancien secrétaire d’État des États-Unis Henry Kissinger, Rupert Murdoch ou encore le cofondateur d’Oracle Larry Ellison.
À son apogée, elle était acclamée comme étant « la plus jeune femme milliardaire du monde » et louée comme étant la « prochaine Steve Jobs ». Hélas, tout ce hype ne fut qu’un mirage. L’enquête menée par le journaliste John Carreyrou du Wall Street Journal en 2015 révéla que ses prétendus appareils n’ont jamais fonctionné comme prévu. Pis encore, il a été dévoilé que Theranos avait recours aux appareils de ses concurrents pour réaliser ses tests. Cette supercherie lui a valu d’être condamnée à plus de 11 ans d’emprisonnement pour fraude.
Dans cette affaire, on peut discerner les dérives inhérentes à la maxime bien connue de la Silicon Valley « Fake it till you make it », qui suggère qu’en imitant une apparence de confiance et de compétence, on peut obtenir le Graal tant désiré. Toutefois, il est possible de déceler un autre aspect troublant de l’imposture ourdie par Elizabeth Holmes : son timbre de voix anormalement rauque et profond pour une femme, ce que certains soutiennent qu’elle a sciemment simulé dans le dessein de paraître compétente et crédible dans un milieu technologique traditionnellement dominé par les hommes.
Comment peut-on expliquer ce trompe-l’oeil ? Pourquoi cette pression persistante sur les femmes ?
La voix, un instrument de pouvoir
La psychologie politique, une discipline qui se penche sur les facteurs psychologiques des comportements politiques des individus et des groupes sociaux, offre des clés d’analyse quant aux mécanismes qui sous-tendent la perception de la voix d’un interlocuteur, et notamment des défis auxquels certains, notamment les femmes, font face pour se faire entendre.
En 2012, des chercheurs se sont interrogés sur l’impact du timbre de la voix sur notre perception et notre sélection de nos leaders. Pour répondre à cette question, ils ont fait écouter à 83 étudiants de premier cycle (37 hommes et 46 femmes) de l’Université de Miami une même voix déclinée en deux versions (l’une grave et l’autre aiguë) qui les exhortait à voter pour elle lors d’un prochain scrutin. Le résultat ? Tant les hommes que les femmes préfèrent des leaders masculins et féminins dotés de voix plus graves.
Dans une étude réalisée en 2015 par le politologue Casey A. Klofstad, il a été question de la corrélation entre le timbre de voix des candidats et les résultats électoraux lors des élections à la Chambre des représentants des États-Unis en 2012. Les conclusions révèlent qu’en affrontant des adversaires masculins, les candidats dotés d’une voix plus grave ont acquis une part plus substantielle des suffrages. Toutefois, lorsqu’ils faisaient face à des adversaires féminines, les candidats à la voix plus aiguë ont connu davantage de succès, particulièrement parmi les candidats masculins.
Deuxième observation : ceux qui sont enclins à favoriser les candidats ayant une voix grave sont des électeurs plus âgés, éduqués et politiquement engagés. Mais une voix plus grave est-elle réellement un indicateur fiable de la compétence en leadership ? Klofstad et la biologiste Rindy C. Anderson ont approfondi cette réflexion dans une étude de 2018 en évaluant la capacité de leadership du 109e Congrès des États-Unis (2005-2007).
Leurs découvertes ne suscitent guère d’étonnement : les membres du Congrès arborant une voix plus grave ne se sont guère révélés être de meilleurs législateurs, non plus qu’ils se sont montrés plus persuasifs dans leurs exposés relatifs aux politiques gouvernementales.
Ces conclusions suggèrent que les hommes et les femmes ayant des voix plus graves pourraient être plus enclins à obtenir des postes de leadership, ce qui pourrait également contribuer à la sous-représentation des femmes dans des postes de direction par rapport aux hommes.
Préjugés systémiques de genre
Chacun possède deux voix : la voix biologique et la voix acquise. Biologiquement, la voix féminine est plus aiguë que celle des hommes. Les cordes vocales des femmes étant plus courtes, elles produisent des vibrations plus rapides entraînant une hauteur de son plus élevée.
La voix acquise est celle que l’on module en fonction des normes sociales, de la culture environnante et des préjugés persistants. Un fardeau qui pèse particulièrement sur les femmes, qui cherchent souvent à contrôler l’impression qu’elles laissent sur autrui.
Elizabeth Holmes est un exemple assez éloquent. Mais nous pouvons également citer Margaret Thatcher, qui s’est entraînée avec un coach vocal du Royal National Theatre pour se « débarrasser » de sa voix aiguë et développer un ton calme et autoritaire, en vue de faciliter son élection de 1979.
La voix, ce subtil outil de communication, revêt une puissance insoupçonnée capable de façonner les jugements qui nous accablent ou qui nous élèvent. Elle se présente comme un masque sonore sur lequel nous apposons des qualités ou des défauts, alors même que nous connaissons souvent peu de choses sur la personne en question. Elle se mêle subtilement à notre identité, nous affublant d’une étiquette et nous positionnant socialement. Grave, elle projette l’image du charisme, de la compétence, du leadership. Aiguë, c’est tout le contraire.
Les données indiquent que les femmes demeurent sous-représentées à tous les échelons du pouvoir décisionnel à travers le monde, et que la parité entre les sexes demeure encore loin d’être atteinte dans la vie politique. À titre d’exemple, à compter du 1er janvier 2023, seulement 34 femmes occupent des fonctions de chef d’État et / ou de gouvernement dans 31 pays à travers le monde, selon l’ONU. À ce rythme, il faudra attendre 130 ans avant d’atteindre la parité dans les hautes sphères décisionnelles politiques.
Les femmes sont contraintes à faire slalomer leurs propos à travers des biais cognitifs systémiques fondés sur le genre qui imprègnent notre société. Il nous faut impérativement rompre avec ces perceptions qui perpétuent les stéréotypes et les préjugés sexistes qui handicapent l’avancée des femmes dans les postes de haute direction.
Écoutons ce que les femmes ont à dire, plutôt que de nous focaliser sur des caractéristiques purement biologiques, telles que le timbre de la voix. Concentrons-nous sur leurs idées, leurs compétences et leurs contributions précieuses, car cela ouvrira la voie à une véritable égalité des sexes dans toutes les sphères.